• Sept ambres en attendant la suite


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    O Carnaval dos Amantes


    Les rythmes qui débordent de la fenêtre ne l'empêchent pas de se rappeler une version bien précise de Nothing compares 2u. Lajos ajuste son masque, et dans le miroir, cherche à savoir ce qu'il y a de lui qui dépasse encore. Ou peut-être se demande-t-il comment un simple loup pourrait faire de lui un autre ? Entre ces deux futilités sur la précision du rasage, ou la fausse mouche crayonnée, il ne peut s'empêcher de penser à cette version bien précise de Nothing compares 2u. A laquelle rien ne se compare, inévitablement. Les accoudoirs, la chaise, le parquet craquent à chacun de ses gestes, gémissements d'une fragrance de vieille Espagne sous les Tropiques. Comment ne pas mourir de chaud, là où février ne veut rien dire ? A Rio de Janeiro, ça pourrait se comprendre, mais là ?

    Cette version de Nothing compares 2u était tombée précisément dans l'à-peu-près vingt et une heures. Une version de piano-bar enfumé et de cacahuètes, avec assez de silence pour apprécier le frottement des marteaux au retour des cordes. Et parce qu'on ne fumait plus dans les piano-bars, c'était très silencieux. La scène était vide, pas de musicien, pas de piano, un petit écrin de poussière. Et la musique sortait d'un vieux haut-parleur qui tentait sans succès de faire vibrer les rangées de verres. Il y avait bien des cacahuètes, et Lajos se léchait le sel sur les doigts. Etonné, sans le laisser paraître, il demanda, « qui le chante comme ça ? » Michal qui en savait toujours plus qu'il n'en avait l'air, se contenta d'un : « Jimmy Scott » sans lever les yeux des bocs qu'il douchait copieusement. « Elle chante bien », continua Lajos. Michal corrigea : « Il chante bien. »

    Lajos se leva. Debout, il ne voit plus rien de son visage dans la commode. Mais il a pris du bide, c'est indéniable. La chemise tout en volants n'en cache rien. Il jouera de sa cape. A force de passages en boucles et en dérives de la chanson, (il en avait trouvé un exemplaire à Eimsbüttel, en se promenant au hasard), les pronoms possessifs masculins lui avaient confirmé que Jimmy Scott était bien un homme. Les photographies du livret auraient pu le faire, mais Lajos n'y avait jamais pensé. Là, son ventre l'inquiète et il ne pense à rien d'autre. Mais pour peu de temps. Il parle fort, il crie presque : « June, ton Zorro est prêt ! », de la salle de bains on le corrige : « Tu n'es pas Zorro, mais Pantalone. »

    Assise sur les toilettes, un pied dans le lavabo, June fume et regarde l'échange par le vasistas : ses volutes contre un éclat de soleil aveuglant et des divisions de musique écartelées dans le verre poli. Echappée elle aussi d'un épisode de la Commedia dell'arte, elle se perd dans ses frous-frous de Colombine en bautta. Elle se dit qu'après les avoir trempés de sueur(s), de rires, de nuit, de chaleur, il la prendra sans lui laisser le temps de s'échapper des voiles. La cigarette arrive à son mégot, et le vernis de ses orteils brillent. Elle se lève.

    Au sambadrome de la place San-Marco, entre deux Gilles binchois, un char, un Arlecchino, une compagnie de police, une troupe de musiciens éméchés, quatre touloulous en route pour les Universités, quatre confettis et des souvenirs jacméliens, on danse et on feint des émotions gratuites, des instincts simulés, l'appétit, l'envie, la démence, la peur, tout pour le déhanchement, en couleurs falotes à trop se mouvoir, en étourdissements qui appellent la nuit.

    A quelques mètres des bruits qui bourdonnent, là où l'ombre laisse la place aux paillettes, sous un nuage de mouches à l'abri d'une poubelle, un chien meurt. Il a dans le regard une immensité d'incompréhension. Les chiens ont souvent une lueur d'incompréhension dans le regard, comme un relent d'on ne m'y reprendra plus, ou de je mérite bien une caresse, une lueur d'incompréhension qui appelle à la clémence, à la reconnaissance. Celui-ci à l'immensité d'incompréhension, pas juste une lueur. Elle touche au pourquoi des choses. Il ne prend même plus le temps de réagir aux effluves qui volent tout autour. Le tambourinage martelé sur le pavé vient qui l'entoure, et oubliant ses plaies à même les rigoles humides dans le caniveau noirâtre, il bat de la queue. Il se souvient les processions qu'il suivait avec les autres galeux du bas bourg, ou, bien avant de sombrer dans l'alcool et la chasse aux poivrots, quand il vivait encore dans une maison, où le grand homme arqué le faisait tournoyer leurs deux pattes avant ensemble. C'était avant qu'on mette le vieil homme dans une vieille boîte et que celle-ci ne devienne le char principal d'une procession silencieuse. Ça c'était avant l'alcool. Mais tout se mélange dans ses souvenirs de chien.

    Alors que les tours lui ont fait oublier l'équilibre, qu'il ne se sert plus de sa cape que pour voler comme un oiseau, entre deux gambades, Lajos s'oublie. Les tambourinages militaires et métronomes des parades se confondent au bordel des collapsus collatéraux des pas de côtés, des coudes qui cognent, des genoux qui se frôlent. Lajos perd la tête, et parfois la cadence. Sous le masque, l'ère de Jimmy Scott s'évanouit, decrescendo magnifique, et les souvenirs qui s'y attachent s'estompent. Dans le monde, cette partie chamarrée qui s'ébroue du Vieux-Québec à Trinidad, sur la salissure des murs et l'écrin des rues du Vieux Carré, jusqu'à Jackson Square, pauvre maillon déboîté, June ne lui échappe pas. Différente de tous les jours, réplique de gravure vénitienne, démantibulée par une section cuivres et percussions, alors qu'un feu brûle le pavé et se nourrit du sang qui cogne les tempes, les temps, la mesure, elle est tout simplement belle. Méconnaissable dans la foule des méconnaissables, éreintée dans l'excès des éreintées, maquillée dans la multitude des maquillées, invisible dans la troupe des invisibles, à tous, à l'euphonie, au synchronisme, à la désespérance d'avant Carême, à lui, rien qu'à lui, quand ses lèvres frôlent sa nuque, quand sa main agrippe son bras, quand ils glissent l'un sur l'autre, comme deux pauvres vagues qui se coursent en pleine mer.

    Au Carnaval des Amants, certains ont tourné casaque, certains, des bêtes tapies dans l'ombre du travestissement, ont tourné animal, certains ont mal tourné, à pleines dents dans le gras du mardi, aux braises dans les cendres du mercredi. Calcinés. Lajos dans le lien qui défile, la bobine qui bat le pavé, bat la chamade au bord des canaux. Et ses pensées gondolent : à la mort du jour, à l'essoufflement des festivités, il donnera au jour son nom de Carême-prenant : « amant » ; sigisbée épileptique de la hanche, sillonné des griffures, travaillé des morsures, taillant dans l'humidité des cuisses de June, les derniers soubresauts d'un Vaval mourant, nourri des applaudissements éteints du public essouflé.

    Juste le temps d'un soupir, les paumes aux genoux, il voit ce chien qui passe avec un grand homme arqué. Et Lajos reprend sa dance.


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